dimanche 15 décembre 2013

Les Nourritures Terrestres, Gide

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Il y a des maladies extravagantes
Qui consistent à vouloir ce que l’on n’a pas.

– Nous aussi, dirent-ils, nous aussi, nous aurons connu le lamentable ennui de notre âme ! De la caverne d’Adullam, tu soupirais, David, après l’eau des citernes. Tu disais : – Oh ! qui m’apportera l’eau fraîche qui jaillit du pied des murs de Bethléem. Enfant, je m’y désaltérais ; mais maintenant elle est captive, cette eau que ma fièvre désire.
Ne désire jamais, Nathanaël, regoûter les eaux du passé.
Nathanaël, ne cherche pas, dans l’avenir, à retrouver jamais le passé. Saisis de chaque instant la nouveauté irressemblable et ne prépare pas tes joies, ou sache qu’en son lieu préparé te surprendra une joie autre.
Que n’as-tu donc compris que tout bonheur est de rencontre et se présente à toi dans chaque instant comme un mendiant sur ta route. Malheur à toi si tu dis que ton bonheur est mort parce que tu n’avais pas rêvé pareil à cela ton bonheur – et que tu ne l’admets que conforme à tes principes et à tes vœux.

Le rêve de demain est une joie, mais la joie de demain en est une autre, et rien heureusement ne ressemble au rêve qu’on s’en était fait ; car c’est différemment que vaut chaque chose.

Je n’aime pas que vous me disiez : viens, je t’ai préparé telle joie ; je n’aime plus que les joies de rencontre, et celles que ma voix fait jaillir du rocher ; elles couleront ainsi pour nous, neuves et fortes, comme les vins nouveaux abondent du pressoir.
Je n’aime pas que ma joie soit parée, ni que la Sulamite ait passé par des salles ; pour l’embrasser je n’ai pas essuyé de ma bouche les taches que les grappes avaient laissées ; après les baisers, j’ai bu du vin doux sans avoir rafraîchi ma bouche ; et j’ai mangé du miel de ruche avec sa cire.
Nathanaël, n’apprête aucune de tes joies. 
 
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