mardi 24 décembre 2013

Le Paysan de Paris, Aragon

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"Je ne veux plus me retenir des erreurs de mes doigts, des erreurs de mes yeux. Je sais maintenant qu'elles ne sont pas que des pièges grossiers, mais de curieux chemins vers un but que rien ne peut me révéler, qu'elles. A toute erreur des sens correspondent d'étranges fleurs de la raison. Admirables jardins des croyances absurdes, des pressentiments, des obses- sions et des délires. Là prennent figure des dieux inconnus et changeants. Je contemplerai ces visages de plomb, ces chènevis de l'imagination. Dans vos châteaux de sable que vous êtes belles, colonnes de fumées Des mythes nouveaux naissent sous chacun de nos pas. Là où l'homme a vécu commence la légende, là où il vit. Je ne veux plus occuper ma pen- sée que de ces transformations méprisées. Chaque jour se modifie le sentiment moderne de l'existence. Une mythologie se noue et se dénoue. C'est une science de la vie qui n'appartient qu'à ceux qui n'en ont point l'expérience. C'est une science vivante qui s'engendre et suicide. M'appartient-il encore, j'ai déjà vingt-six ans, de participer à ce miracle ? Aurai-je longtemps le sentiment du merveilleux quotidien ? Je le vois qui se perd dans chaque homme, qui avance dans sa propre vie comme dans un chemin de mieux en mieux pavé, qui avance dans l'habitude du monde avec une aisance croissante, qui se défait progressivement du goût et de la perception de l'insolite. C'est ce que désespérément je ne pourrai jamais savoir."


{...}


"Toute la faune des imaginations, et leur végétation marine, comme par une chevelure d'ombre se perd et se perpétue dans les zones mal éclairées de l'activité humaine. C'est là qu'apparaissent les grands phares spirituels, voisins par la forme de signes moins purs. La porte du mystère, une défaillance humaine l'ouvre, et nous voilà dans les royaumes de l'ombre. Un faux pas, une syllabe achoppée révèlent la pensée d'un homme. Il y a dans le trouble des lieux de sem- blables serrures qui ferment mal sur l'infini. Là où se poursuit l'activité la plus équivoque des vivants, l'ina- nimé prend parfois un reflet de leurs plus secrets mobiles nos cités sont ainsi peuplées de sphinx méconnus qui n'arrêtent pas le passant rêveur, s'il ne tourne vers eux sa distraction méditative, qui ne lui posent pas de questions mortelles. Mais s'il sait les deviner, ce sage, alors, que lui les interroge, ce sont encore ses propres abîmes que grâce à ces monstres sans figure il va de nouveau sonder. La lumière moderne de l'insolite, voilà désormais ce qui va le retenir. "



{...}


"A ce moment apparait l'imagination telle que l'intelligence l'a décrit : c'est un vieillard grand et maigre avec des moustaches à la Habsbourg, une longue redingote fourrée et un bonnet à poils ; sa figure est animée de tics nerveux ; quand il parle, il fait le geste de saisir le parement imaginaire d'un interlocuteur invisible ; il tient sous son bras Au 125 Boulevard St Germain par Benjamin Peret. Une seule chose parait vraiment bizarre en lui : c'est qu'il marche avec un patin à roulettes au pied gauche, le droit posant directement à terre. Il s'avance vers l'homme et lui dit : 
A la guerre comme à la guerre, vous tous, avec vos façon de faire contre fortune bon coeur, vous aviez compté sur moi. D'une illusion à l'autre, vous retombez sans cesse à la merci de l'illusion Réalité. Je vous ai tout donné pourtant : la couleur bleue du ciel, les Pyramides, les automobiles. Qu'avez-vous à désespérer de ma lanterne magique ? Je vous réserve une infinités de surprises infinies. Le pouvoir de l'esprit, je l'ai dit en 1819 aux étudiants d'Allemagne, on peut tout en attendre. Voyez comme déjà de pures créations chimériques vous ont rendus maîtres de vous-mêmes. J'ai inventé la mémoire, l'écriture, le calcul infinitésimal. Il y a encore des découvertes premières qu'on n'a pas soupçonnées, qui feront l'homme différent de son image, comme la parole le distingue à sa grande ivresse des créatures muettes qui l'entourent. Que marmonnez-vous ainsi ? Il ne s'agit pas de progrès : je ne suis qu'un marchant de coco et ma neige à moi, votre manne, du souvenir à la méthode expérimentale, reconnaissez la griserie en elle du mirage. Tout relève de l'imagination et de l'imagination tout révèle. Il parait que le téléphone est utile : n'en croyez rien. Voyez plutôt l'homme qui à ses écouteurs, se convulsant, qui crie Allô ! Qu'est-il qu'un toxicomane du son, ivre mort de l'espace vaincu et de la voix transmise ? Mes poisons sont les vôtres : voici l'amour, la force, la vitesse. Voulez-vous des douleurs, la mort ou des chansons ?
Aujourd'hui, je vous apporte un stupéfiant venu des limites de la conscience, des frontières de l'abîme. Qu'avez vous cherché jusqu'ici dans les drogues, sinon un sentiment de puissance, une mégalomanie menteuse et le libre exercice de vos facultés dans le vide ? Le produit que j'ai l'honneur de vous présenter procure tout cela, procure aussi d'immenses avantages inestimables, dépasse vos désirs, les suscite, vous fait accéder à des désirs nouveaux, insensés ; n'en doutez pas, ce sont les ennemis de l'ordre qui mettent en circulation ce filtre absolu. Ils le passent secrètement sous les yeux des gardiens, sous la forme de livres, de poèmes. Le prétexte anodin de la littérature leur permet de vous donner à un prix défiant toute concurrence ce ferment mortel dont il est grand temps de généraliser l'usage. C'est le génie en bouteille, la poésie en barre. Achetez, achetez la damnation de votre âme, vous allez enfin vous perdre, voici la machine à chavirer l'esprit. J'annonce au monde ce fait divers de première grandeur : un nouveau vice vient de naître, un vertige de plus est donné à l'homme : le Surréalisme, fils de la frénésie et de l'ombre. Entrez, entrez, c'est ici que commence les royaumes de l'instantané.(...)"
  

 
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